La fracture injuste qui existe en matière d’accès aux soins palliatifs et au soulagement de la douleur est un échec de santé mondiale

20 février 2018

Nous vivons dans un monde où plus de 61 millions de personnes, dont plus de 5 millions d’enfants, subissent des souffrances graves liées à la santé qui pourraient être soulagées par des soins palliatifs. Il s’agit des patients qui sont le plus souvent négligés car ils sont trop malades pour se défendre eux-mêmes, notamment à la fin de la vie. La grande majorité d’entre eux vivent dans des pays à revenu faible et intermédiaire et n’ont pas accès aux traitements les plus essentiels et fondamentaux de la douleur... En effet, la moitié la plus pauvre des habitants de la planète n’a accès qu’à 1 % des antalgiques opiacés, tandis que les 10 % les plus riches de la population mondiale reçoivent près de 90 % des médicaments antidouleur opioïdes distribués dans le monde entier. [1]

 ... la communauté sanitaire mondiale n’a pas saisi l’occasion qui lui était offerte et n’a pas répondu à l’impératif éthique de combler la fracture qui existe en matière de soulagement de la douleur et d’autres types de souffrances, tant à la fin de vie qu’au cours de celle-ci.

Un échec de santé mondiale

Chaque année plus de 25 millions et demi de personnes décèdent au milieu de souffrances graves liées à la santé, associées à des maladies limitant la vie et potentiellement mortelles. 35 millions de personnes de plus vivent avec ces maladies, en subissant des souffrances graves liées à la santé. Les soins palliatifs peuvent soulager toutes ces souffrances ou la plupart d’entre elles, mais malheureusement la majorité des individus subissant des souffrances graves liées à la santé vivent dans des pays avec peu de ressources, où ces soins sont extrêmement limités, voire inexistants.

Quel est le coût du soulagement des souffrances de 61 millions de personnes qui vivent et meurent en subissant des souffrances graves liées à la santé, ce qui représente plus de 6 milliards de journées de souffrance ? Selon les estimations, 145 millions de USD par an à travers un ensemble de prestations de base et d’interventions de soins palliatifs et de soulagement de la douleur, composé de médicaments tombés dans le domaine public, équipement de base et ressources humaines avec des compétences essentielles.Ce montant est similaire au budget annuel d’un hôpital de taille moyenne aux Etats-Unis.

Mais ce qui est peut-être plus choquant encore est que la communauté sanitaire mondiale n’a pas saisi l’occasion qu’elle avait, et n’a pas répondu à l’impératif éthique de combler la fracture qui existe en matière d’accès au soulagement de la douleur et d’autres types de souffrance, tant à la fin de vie qu’au cours de celle-ci. Que révèle ceci sur nos valeurs en tant que société mondiale ? Et plus important encore, comment pouvons-nous changer la trajectoire des soins de santé de façon à favoriser les soins palliatifs ?

Une Commission en faveur du changement

En 2004, avec le soutien, les conseils et la participation active d’experts mondiaux et régionaux, et sous la présidence du Dr Felicia M. Knaul et la coprésidence du Dr Paul Farmer, nous avons lancé une Commission Lancet sur l’accès mondial aux soins palliatifs et au soulagement de la douleur afin de produire des données de base en vue de répondre à deux questions clés : quelle est la charge des souffrances graves liées à la santé et comment peut-on efficacement, et à un coût abordable, répondre à cet impératif d’équité et de santé ?  La Commission est composée d’experts dans différents domaines tels que la santé publique, les soins palliatifs, les soins infirmiers, le droit, l’économie, l’épidémiologie, les politiques publiques, l’anthropologie et les droits de l’homme. Après trois ans de travail, de recherche et de formation de consensus, la Commission a publié un rapport que le rédacteur en chef du Lancet, Richard Horton, a qualifié d’historique, intitulé Alleviating the access abyss in palliative care and pain relief — an imperative of universal health coverage (Diminuer la fracture en matière d’accès aux soins palliatifs et au soulagement de la douleur : un impératif de la couverture sanitaire universelle), le 12 octobre 2017.

Le rapport de la Commission met à nu l’immensité de cette fracture en matière d’accès, le faible coût nécessaire pour sa résolution et les stratégies visant à atteindre avec succès une couverture universelle des soins palliatifs. Plus précisément, le rapport quantifie la charge mondiale de souffrances graves liées à la santé qui sont associées à un besoin de soins palliatifs et de soulagement de la douleur ; mesure les besoins non satisfaits concernant le médicament antidouleur le plus élémentaire, soit la morphine ; conçoit et évalue le coût d’un ensemble de prestations sanitaires de base de soins palliatifs et soulagement de la douleur ; et fournit une feuille de route des stratégies suivies par les systèmes de santé nationaux et mondiaux en vue d’améliorer l’accès aux soins palliatifs et au traitement de la douleur en tant qu’élément à part entière de la couverture sanitaire universelle.

Passer des données à l’action

Dans l’optique d’encourager l’action et d’assurer la responsabilisation, la Commission a mis sur pied un groupe de travail sur la mise en œuvre composé d’experts de la société civile issus des institutions mondiales, nationales et régionales de plaidoyer pour les soins palliatifs, afin de travailler avec l'Alliance sur les MNT. Ce groupe est animé par l’Association internationale des soins palliatifs et de fin de vie (IAHPC) et son mandat consiste à transformer les résultats du rapport en plaidoyer mondial et stratégie d’action. Le groupe de travail se concentre sur quatre domaines d’activité :

  1. Développer des cadres de surveillance et des outils de reddition de comptes ;
  2. Appuyer les organisations nationales de la société civile dans leurs efforts pour mettre en œuvre les recommandations de la Commission ;
  3. Promouvoir des plates-formes de production et d’échange des connaissances ; et 
  4. Créer des liens interdisciplinaires et multisectoriels entre la communauté des soins palliatifs et le mouvement des maladies chroniques non transmissibles (MNT), ainsi que tous ceux qui, de façon plus générale, travaillent dans le domaine du développement et de la lutte contre la pauvreté.

Les synergies avec l’agenda des MNT

Une grande partie de la charge des souffrances graves liées à la santé est associée à des MNT telles que le cancer, la démence, les maladies cérébro-vasculaires et les maladies pulmonaires. La hausse attendue de la charge des MNT et des affections chroniques, associée au vieillissement de la population, va générer un besoin grandissant de soins palliatifs. Il est crucial de coupler ces questions dans le plaidoyer et l’action car elles sont déjà liées quant à leur portée et leur dimension, comme il ressort de l’exemple des campagnes, des politiques et des programmes de lutte contre le cancer. On peut tirer de l’intégration récente des MNT dans le programme de santé mondiale et son vaste réseau de plaidoyer des leçons importantes pour contribuer à mieux intégrer les soins palliatifs et de soulagement de la douleur dans les plateformes existantes. La Journée mondiale du cancer peut amplifier le message selon lequel nous devons améliorer l’accès à la prévention, au traitement, à la survie, à la réadaptation ET aux soins palliatifs pour le cancer.

L’une des principales recommandations de la Commission est de mettre en place une initiative interinstitutionnelle en vue de créer une plate-forme de financement pour les soins palliatifs et de soulagement de la douleur, avec une attention spéciale et immédiate sur les nombreux enfants qui ont un cancer dans les pays à faible revenu. Le fonds pourrait rassembler les demandes et soutenir les négociations afin de garantir des prix bas et stables pour les pays disposant de ressources limitées, notamment pour la morphine à libération immédiate, injectable et orale. La Banque mondiale, un mécanisme de financement mondial, a le mandat et l’expertise nécessaires pour mener les efforts, aux côtés de l’UNICEF et de l’Organisation mondiale de la santé, avec le soutien et les conseils des organisations de la société civile telles que l’IAHPC et le réseau international des soins palliatifs pédiatriques. Cette action collective mondiale pourrait être la première étape pour provoquer le même effet pour le traitement des maladies chroniques et non transmissibles des enfants et des adultes. Elle serait également en adéquation avec les objectifs de développement durable.

Il est urgent que les organisations travaillant sur les stratégies et les politiques de santé mondiale, les soins palliatifs et les communautés des MNT collaborent pour prévenir et soulager les souffrances de millions de patients. Parmi eux, les enfants très malades et vulnérables du monde entier, dont beaucoup ont un cancer. Nous avons calculé qu’apporter un soulagement de la douleur à tous les enfants des pays à faible revenu coûterait 1 million d’USD par an. Soulager cette souffrance n’est pas une question de coût, mais dépend plutôt de la volonté politique. Cet aspect peut être rapidement résolu si les personnes au pouvoir prennent l’initiative.

Lorsque les dirigeants mondiaux se réuniront à l’ONU, à New York, en septembre 2018 pour la troisième Réunion de haut niveau (RHN) sur les MNT et conviendront de cibles, l’une d’entre elles doit être de soulager immédiatement les souffrances graves liées à la santé vécues par les adultes et les enfants, dans le monde entier ! Des ressources humaines adéquates et appropriées ainsi qu’une gestion sans danger de la chaîne d’approvisionnement peuvent nous permettre d’atteindre cet objectif sans tarder. Ce serait un exemple de la puissance de l’action collective pour améliorer la santé et la qualité de vie des plus vulnérables d'entre nous : les personnes touchées par des souffrances inutiles.

Rejoignez le mouvement en faveur des soins palliatifs universels

Le rapport de la Commission est disponible en ligne gratuitement, accompagné de l’éditorial A milestone for palliative care and pain relief (une étape importante pour les soins palliatifs et le soulagement de la douleur) rédigé par le rédacteur en chef du Lancet, Richard Horton. Le webinaire récemment organisé par l’Alliance sur les MNT avec la participation du Dr Knaul a procuré un aperçu des principales conclusions et recommandations du rapport. Des ressources supplémentaires telles que des fiches d’information et des liens vers une revue de presse sont disponibles sur www.miami.edu/lancet.

 

La Journée mondiale contre le cancer et les autres évènements organisés autour des principaux problèmes de santé sont l’occasion de s’informer, de sensibiliser et de s’unir pour lutter contre cette terrible injustice que représente la fracture de l’accès aux soins palliatifs et au soulagement de la douleur !

 

À propos des auteurs

Felicia M. Knaul, PhD (@FeliciaKnaul) est une économiste de la santé, chercheure en systèmes de santé et défenseure des intérêts des patients, directrice de l’Institut d’études avancées des Amériques de l’Université de Miami (UMIA).

Afsan Bhadelia, PhD (@AfsanBhadelia) est chercheure en systèmes de santé à l’École de santé publique T.H. Chan de Harvard. 

Natalia M. Rodriguez, PhD (@NataRodzJ) est chercheure en santé mondiale à l’UMIA.

Liliana De Lima, MHA (@IAHPC) est experte en politiques de soins palliatifs et Directrice exécutive de l’Association internationale des soins palliatifs et de fin de vie (IAHPC).

 


[1] Knaul FM, Farmer PE, Krakauer El, et al au nom du groupe de travail de la Commission du Lancet sur les soins palliatifs et le soulagement de la douleur. Atténuer la fracture de l’accès aux soins palliatifs et au soulagement de la douleur, un impératif de couverture sanitaire universelle : le rapport de la Commission du Lancet. The Lancet, 2017. Accessible sur: http://www.thelancet.com/journals/lancet/article/PIIS0140-6736(17)32513-8/fulltext