La société civile demande instamment au Fonds mondial de mettre un terme à son partenariat avec Heineken

1 février 2018

À l’attention de :

Madame Aida Kurtovic, Présidente du Conseil d’administration

Monsieur Peter Sands, Directeur exécutif entrant

Madame Marijke Wijnroks, Directrice exécutive par intérim

Le Fonds mondial de lutte contre le sida, la tuberculose et le paludisme

Chemin de Blandonnet 8, 1214 Vernier

Genève, Suisse

 

Chères Mesdames, cher Monsieur,

C’est avec une immense appréciation et un très grand respect pour le travail et la mission du Fonds mondial de lutte contre le sida, la tuberculose et le paludisme que nous nous adressons à vous aujourd’hui pour exprimer notre profonde préoccupation face au partenariat récemment annoncé avec Heineken, et pour vous exhorter respectueusement à y mettre un terme immédiatement.

L’ère du développement durable devrait être fondée sur des partenariats : pour faire face aux vecteurs et déterminants transversaux des problèmes de santé et de la pauvreté ; pour mobiliser les ressources ; pour créer des synergies entre les secteurs et pour dynamiser des efforts véritablement durables en vue de mettre en place de bonnes pratiques éprouvées, pour un changement transformationnel.

Nous comprenons qu’il est nécessaire de rechercher de nouveaux mécanismes de financement pour la santé mondiale, et nous sommes conscients des bénéfices apparents offerts par la logistique mise au point par les entreprises commerciales. Cependant, c’est avec tout notre respect que nous tenons à vous signaler les dangers inhérents aux partenariats conclus avec des producteurs et des vendeurs de produits dangereux tels que l’alcool.

L’alcool et les épidémies de tuberculose et de SIDA

En novembre 2017, les leaders mondiaux ont adopté la Déclaration de Moscou en vue de mettre un terme à la tuberculose. Avec cette déclaration, les États membres s’engagent à :

« susciter des synergies dans la prise en charge de la tuberculose, des co-infections et des maladies non transmissibles concernées, de la sous-nutrition, de la santé mentale, de l’usage nocif de l’alcool et de l’abus d’autres substances, y compris l’injection de drogues ». [1]

Dans le rapport historique « L’Angle mort » (Blind Spot : Reaching out to men and boys) paru en novembre 2017, l’ONUSIDA écrit que :

« […] l’usage nocif de l’alcool augmente le risque de toute une série de maladies transmissibles et non transmissibles, dont le VIH. Il a également été démontré qu’une forte [consommation d’alcool] augmente la progression de la maladie chez les personnes vivant avec le VIH. [2]

Des études de modélisation ont suggéré que […] des interventions structurelles, telles que celles qui augmentent le prix de l’alcool, apportent des restrictions à la commercialisation de l’alcool et réduisent sa disponibilité, peuvent réduire la consommation d’alcool et diminuer les taux d’infections sexuellement transmissibles ».

L’alcool est un facteur de risque majeur tant pour la tuberculose [3] que pour le VIH/SIDA [4], et il est de plus en plus recommandé que des interventions de type « best buys » (meilleures alternatives) portant sur les politiques relatives à l’alcool fassent partie des réponses apportées à ces deux épidémies.

L’alcool : un obstacle considérable au développement durable

Il est démontré que l’alcool a un impact négatif sur 13 des 17 objectifs de développement durable (ODD) dont l’élimination de la pauvreté, la santé pour tous, l’égalité des sexes, la prospérité économique, la consommation durable, la fin de la violence et la construction de villes plus sûres et résilientes. [5] En conséquence, la cible 3.5 des ODD engage les gouvernements à « renforcer la prévention et le traitement de l’abus de substances psychoactives, notamment de stupéfiants et d’alcool ».

Des progrès significatifs seront nécessaires pour parvenir à réaliser cette cible des ODD, et d’autres, telles que les cibles 3.3 et 3.4 visant à mettre fin à l’épidémie de sida, à la tuberculose, au paludisme, et à réduire d’un tiers, d’ici à 2030, la mortalité prématurée due à des maladies non transmissibles.

Conflit d’intérêt

Les partenariats conclus avec l’industrie de l’alcool sont remplis de conflits d’intérêt inhérents. Les multinationales qui produisent et commercialisent de façon agressive les boissons alcoolisées se fondent sur l’utilisation nocive de l’alcool pour obtenir leurs ventes et leurs profits. En Afrique du Sud, par exemple, une étude de marché récente a montré que 90% de l’alcool consommé l’est dans des situations d’abus d’alcool. [6] Ceci illustre bien le conflit d’intérêt qui fait que des sociétés telles que Heineken sapent et contournent la mise en œuvre de politiques relatives à l’alcool fondées sur des données factuelles, en même temps qu’elles agrandissent leurs réseaux de distribution et de vente pour obtenir une croissance de leur marché dans les pays à revenu faible et intermédiaire.

Un partenariat tel que celui qui a été conclu avec le Fonds mondial est précieux pour Heineken. Il dévie l’attention portée sur les coûts de la consommation nocive d’alcool et fait de Heineken, aux yeux des gouvernements, du grand public et de la communauté mondiale, un partenaire légitime pour mettre en place des solutions de développement durable. Alors que, dans le même temps, leurs groupes de pression œuvrent activement pour empêcher la mise en œuvre de politiques efficaces en matière d’alcool. [7]

D’ailleurs, il est clairement dit sur le site Internet du Fonds Mondial que « le large éventail de partenaires privés qui s’engagent aux côtés du Fonds mondial comprennent qu’investir dans la santé équivaut à investir sur les marchés, les personnes et la rentabilité à long terme de leurs activités. Devenir partenaire du Fonds Mondial apporte également visibilité et reconnaissance, ainsi que des opportunités de développement des activités ».

Ceci suggère que le Fonds est conscient de la façon dont ce nouveau partenariat avec Heineken contribue à apporter de la visibilité à la société, de la notoriété à la marque et de nouvelles opportunités de croissance pour ses activités dans toute l’Afrique.

Le Fonds mondial a déjà tenté de nouer des partenariats avec l’industrie de l’alcool en collaboration avec SABMiller en 2012. À l’époque, le Fonds avait essuyé de vives critiques [8]. L’argument avancé alors, à savoir qu’il était naïf de la part du Fonds mondial d’exclure les partenariats avec les industries de l’armement et du tabac sans réussir à comprendre le conflit existant entre l’industrie de l’alcool d’une part, et la santé publique et les objectifs de développement durable d’autre part, est toujours valable aujourd’hui.

Toutes ces préoccupations sont exacerbées par le comportement de Heineken en Afrique, documenté dans le livre « Heineken en Afrique » (Heineken in Africa. A Multinational Unleashed). L’auteur, Olivier van Beemen y écrit :

« Heineken prétend qu’il a un impact positif sur le développement économique et l’emploi en Afrique. Mais après enquête, ces affirmations se révèlent privées de fondement, voire même fausses. Dans l’ensemble, la présence de Heineken n’a pas vraiment bénéficié à l’Afrique, et pourrait même avoir été nocive ».

Demande de reconsidération respectueuse 

Nous sommes profondément préoccupés par ce partenariat et ses implications pour la santé mondiale. Nous vous demandons donc, avec tout le respect que nous vous devons, de bien vouloir mettre fin au partenariat avec Heineken et de prendre nos préoccupations en considération lorsque vous ferez preuve de diligence raisonnable pour examiner de futurs partenariats.

Nous demeurons ouverts à tout dialogue avec vous et demeurons à votre disposition pour toutes discussions complémentaires.

Nous vous prions d’agréer, Chères mesdames, cher Monsieur, l’expression de nos salutations distinguées,

 

Kristina Sperkova,
Présidente internationale, Organisation internationale des bons templiers IOGT International

Sally Casswell,
 
Katie Dain,
Présidente-directrice générale, Alliance sur les MNT
 

New York, Auckland, Londres, le 1er février 2018

 

1 Déclaration de Moscou pour mettre fin à la tuberculose, adoptée lors de la première conférence ministérielle mondiale de l’OMS « Mettre fin à la tuberculose à l’ère du développement durable : une réponse multisectorielle », 16-17 novembre 2017, accédé en ligne le 30 janvier 2018.

2 L’angle mort (Blind Spot. Reaching out to men and boys. Addressing a blind spot in the response to HIV), ONUSIDA/JC2911E, 2017, accédé en ligne le 30 janvier 2018 http://www.unaids.org/sites/default/files/media_asset/blind_spot_en.pdf

3 Imtiaz S, Shield KD, Roerecke M, et al. Alcohol consumption as a risk factor for tuberculosis: meta-analyses and burden of disease (La consommation d’alcool en tant que facteur de risque de la tuberculose : méta-analyse et charge de la maladie). Eur Respir J 2017 ; 50: 1700216 [https://doi.org/10.1183/ 13993003.00216-2017].

4 Aide-mémoire, Organisation mondiale de la santé, 2015, accédé en ligne le 30 janvier 2018 http://www.who.int/mediacentre/factsheets/fs349/en/

5 Fiche d’informations, IOGT International, 2017, accédé en ligne le 30 janvier 2018 http://iogt.org/wp-content/uploads/2015/03/Alcohol-and- SDGs_new.pdf

6 Cuong, P.V., Casswell, S. Parker, K. et al, (2018) Cross-country comparison of proportion of alcohol consumed in harmful drinking occasions using the International Alcohol Control Study. (Comparaison entre pays portant sur la proportion d’alcool consommé au cours de situations de consommation nocive d’alcool grâce à l’étude internationale de contrôle de l’alcool). À paraître, Drug and Alcohol Review.

 

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