Voici six tactiques utilisées par les grandes entreprises pour contourner les lois sur le tabac, l'alcool et la malbouffe.
29 mai 2022
29 mai 2022
Pendant l'été 2020, des habitants autochtones de l'État d'Oaxaca, au Mexique ont bloqué des routes pour empêcher les camions de livrer des aliments et des boissons transformés à leurs communautés. Quelques semaines plus tard, le gouvernement de l'État, qui présente le taux le plus élevé d'obésité infantile du Mexique, a interdit la vente de malbouffe aux mineurs.
Mais cette victoire populaire contre les entreprises de malbouffe est exceptionnelle à un moment où les industries qui vendent de l'alcool, du tabac et des boissons sucrées (BS ou SSB selon leur acronyme anglais) sont de plus en plus efficaces pour se soustraire à la réglementation.
Un nouveau rapport publié au début de l'année identifie six stratégies clés utilisées par ces trois secteurs :
Le lobbying est la tactique la plus utilisée pour influencer l'élaboration des politiques et l'action du gouvernement. Il s’agit non seulement d’un lobbying direct auprès des responsables gouvernementaux, mais aussi d’une influence indirecte par le biais des programmes de responsabilité sociale des entreprises et des partenariats public-privé.
Le système de la porte tournante est une voie importante pour le lobbying. Il s'agit du mouvement de va-et-vient des individus entre des rôles de législateurs et de régulateurs et ceux de membres des industries (concernées). Par exemple, selon une étude, après l'adoption d'une taxe sur les BS au Chili, « l'Association nationale des producteurs de boissons est devenue A.B. Chile et a embauché un ancien membre du parlement et homme politique de premier plan pour qu’il soit son représentant ».
La capture réglementaire fait référence à des situations dans lesquelles les relations entre l'industrie et le gouvernement sont si étroites que la première peut fournir un projet de législation, comme cela a été le cas pour la politique en matière d'alcool en Ouganda, au Malawi, au Lesotho et au Botswana.
Les dons aux politiciens, aux responsables politiques et aux partis politiques sont notoirement courants. Ils peuvent aller bien au-delà de la sphère politique avec le financement d'organisations de santé publique, comme cela a été répertorié au Mexique où des organisations recevant des fonds de Coca Cola ont minimisé l'efficacité des taxes sur le sucre.
Les campagnes médiatiques visant à influencer le vote sur les législations sont courantes. La législation brésilienne visant à limiter la commercialisation des produits du tabac a été bloquée par une campagne médiatique selon laquelle les lois proposées restreignaient la liberté de choix et affecteraient les petits commerces.
Les solutions alternatives proposées par l'industrie sous forme de codes de conduite volontaires sont un autre moyen fréquemment employé pour réduire la pression en faveur d’une législation. De nombreux pays, par exemple, se sont abstenus de légiférer et ont opté plutôt pour des codes volontaires pour l'emballage des aliments et des boissons.
Maisha Hutton, directrice exécutive de la Healthy Caribbean Coalition (HCC), convient que les trois industries ont recours aux mêmes tactiques. « Transmises des géants transnationaux mondiaux aux acteurs régionaux et nationaux de l’industrie, les mêmes stratégies sont déployées pour affaiblir, retarder et mettre en échec la politique de santé publique. et nous savons que cela se produit sur les marchés émergents des pays à revenu faible et intermédiaire et des petits États insulaires en développement comme ceux des Caraïbes. »
Ces trois secteurs financent des recherches qui soutiennent des résultats favorables. Les études financées par Coca-Cola ne trouvent invariablement aucun lien entre boissons sucrées et diabète, selon une analyse parue dans le World Nutrition Journal.
L'International Center for Alcohol Policies, financé par l'industrie, a commandé et publié de nombreuses publications, notamment des examens approfondis des questions relatives à la politique en matière d'alcool, des articles de journaux et des guides d’orientation politique. Comme elles ne sont pas évaluées par des pairs, ces publications « ont tendance à mettre en évidence les bénéfices de l'alcool pour la santé et à omettre les preuves de ses effets négatifs sur la santé et la société ».
En Thaïlande, l'industrie nationale de l'alcool a consacré d'énormes sommes d'argent aux dons et aux parrainages du secteur sportif, dont 2 millions de dollars par an pour une seule entreprise. L'objectif était « d'imprimer continuellement dans la conscience du public l'image de la 'responsabilité des entreprises' et de faire croire que la consommation d'alcool n'est pas mauvaise. »
Une autre stratégie utilisée par les trois industries est ce que l'on appelle le « cadrage de la question », qui consiste à présenter la consommation d'alcool comme une question de choix personnel et de responsabilité individuelle. Un examen des campagnes de « consommation responsable » a révélé qu’à l’instar des campagnes antitabac mises au point par l'industrie du tabac, elles « servent à adoucir l'opinion publique et à créer l'impression d'une industrie ’socialement responsable’. »
Le géant du tabac Philip Morris Asie a passé six ans à contester la loi australienne sur l'emballage neutre du tabac. L'entreprise a perdu son procès devant la Haute Cour d'Australie en 2012, ainsi que des recours internationaux devant un tribunal international des investissements (2015) et l'Organisation mondiale du commerce (2017). Pourtant, l'Australie s'est retrouvée avec une facture de près de 40 millions de dollars pour la seule défense de sa loi devant le tribunal.
Ayant recours à une stratégie similaire, au Chili, après l'adoption de la taxe sur les boissons sucrées en 2015, « des STN (sociétés transnationales) ont intenté[...] plusieurs actions en justice contre l'État chilien en contestant la légalité de la restriction de leurs marques, affaires qui sont toujours en cours. »
« Identifier, prévenir et gérer les conflits d’intérêts pose des défis importants dans notre contexte où, par exemple, les petits marchés demandent à la même entreprise de fabriquer à la fois des lignes de produits bons et mauvais pour la santé. Et pour compliquer encore les choses, cette poignée d’entreprises sont des moteurs économiques majeurs pour ces économies déjà vulnérables », ajoute Mme Hutton.
Selon le nouveau rapport, « comprendre comment les industries résistent aux efforts visant à les contrôler est important pour les défenseurs de la santé publique qui s'attachent à réduire la consommation de produits nocifs, ainsi que les décès et les maladies qui en découlent ». Les auteurs sont des chercheurs de l'école de santé publique Johns Hopkins Bloomberg aux États-Unis et de l'Institut de santé mondiale de Heidelberg en Allemagne.
Ils affirment que la communauté de la santé publique doit redoubler d'efforts pour convenir d'une approche unie de la question d’entamer un dialogue avec les industries. Ainsi, la communauté de la lutte antitabac, telle que définie dans le traité mondial qu'est la Convention-cadre pour la lutte antitabac (CCLAT), ne s'engage pas dans un dialogue. Les industries de l'alcool et des boissons gazeuses, cependant, « ont eu le privilège de bénéficier d'un niveau élevé de participation au sein des organisations internationales de santé publique », indique le rapport.
Mme Hutton reconnaît que l'absence de consensus « a provoqué des faiblesses qui ont été et continueront d’être exploitées par ces industries. La CCLAT a été très efficace pour définir les règles concernant les liens avec l’industrie du tabac, et l’impact de cette orientation mondiale forte est clair ».
« En revanche, les acteurs de l’industrie des aliments ultra-transformés et de l’alcool ont exploité cette lacune à leur avantage. En toute sincérité, il s’agit là toutefois d’un domaine extrêmement complexe et une solution unique ne fonctionnera pas », ajoute-t-elle.
Le rapport réclame plus de données probantes sur la manière dont ces deux industries, en particulier, ont obtenu des résultats. « Compte tenu de la charge croissante des MNT, en particulier dans les pays à revenu faible ou intermédiaire, il est urgent de développer la base de données probantes des tactiques de l'industrie de l'alcool et des boissons sucrées. »
Une deuxième étude réalisée par l’Alliance sur les MNT (NCDA), Signalling Virtue Promoting Harm (Signaler les vertus, promouvoir les méfaits) a révélé que les industries ont profité des situations d'urgence pendant la pandémie de COVID-19 pour étendre leurs activités.
Une tactique de ces industries consistait à chercher à associer leurs produits au travail des professionnels de la santé, des services d'urgence et d'autres travailleurs de première ligne. Ainsi, Red Bull Australia a été remercié sur les réseaux sociaux par Lifeline Adelaide pour la « livraison surprise [de boissons énergisantes] destinée à nos agents afin de leur permettre de se requinquer lorsqu'ils répondent aux demandes de soutien ».
Au Mexique, Coca-Cola a rendu hommage aux urgentistes avec des canettes et des bouteilles rapidement modifiées pour afficher un ’gracias’ et arborer des étiquettes rouges « commémoratives » indiquant leurs professions héroïques.
Selon la deuxième étude, les trois autres principales stratégies employées par l'industrie pour accroître son influence sont les suivantes : les programmes de responsabilité sociale des entreprises ; l'influence d'environnements politiques ; et la promotion de partenariats avec les gouvernements, les agences internationales et les ONG.
Pour rassembler les informations, la NCDA a externalisé, recueillant près de 800 contributions de spécialistes de la recherche et du plaidoyer dans 90 pays. Près de 700 d'entre elles concernaient les industries de l'alcool et des aliments et boissons ultra-transformés.
Dans la région des Caraïbes aussi « l’impact économique négatif majeur du COVID-19 a renforcé la mainmise de l’industrie, aggravant encore les déséquilibres de pouvoir entre l’industrie et la santé publique », a déclaré Mme Hutton.
« Nous l’avons vu encore récemment après que la Barbade a annoncé son intention de doubler sa taxe sur les BS en la faisant passer à 20% et que les leaders régionaux de l’industrie des boissons sont montés au créneau, aux côtés des fabricants locaux pour tenter d’influencer le gouvernement afin qu’il retarde la mise en œuvre de cette mesure. La tentative a échoué, mais elle a illustré le pouvoir de l’industrie et jusqu’où elle est prête à aller », a-t-elle ajouté.
Pour en savoir plus sur la résistance des entreprises à la législation sur le tabac, l'alcool et la malbouffe consultez notre entretien complet avec Maisha Hutton.