Les petits jeux de prix de l'industrie du tabac entravent les politiques fiscales
29 août 2022
29 août 2022
Un prix plus élevé encourage les personnes qui fument déjà à arrêter, tout en dissuadant les individus de commencer, le coût étant un frein particulier pour les jeunes. La baisse du tabagisme qui en découle est particulièrement prononcée dans les pays à revenu faible et intermédiaire (PRFI), où une augmentation de 10% du prix entraîne une réduction de la consommation de 5 à 8%.
Cependant, une analyse systématique de la littérature mondiale sur la riposte de l'industrie du tabac aux politiques de droits d'accises, réalisée par les chercheurs du Groupe de recherche sur la lutte anti-tabac (Tobacco Control Research Group) de l'université de Bath, a montré que cette industrie réagit aux augmentations des taxes de plusieurs manières. Elle a recours à un éventail de stratégies tarifaires sophistiquées destinées à affaiblir les politiques fiscales en vue de maintenir et d’accroître sa rentabilité. Cela influe considérablement sur les résultats sanitaires et économiques escomptés de la hausse des taxes sur le tabac et signifie que les 1,3 milliard de fumeurs dans le monde peuvent continuer à accéder facilement à ce produit meurtrier et à le consommer.
Cette étude montre que le pouvoir tarifaire considérable de l’industrie ne saurait être négligé lors de l'élaboration d'une politique fiscale du tabac. En définitive, le succès de la taxation du tabac dépend de la mesure dans laquelle l'augmentation des taxes est répercutée sur les consommateurs ou absorbée pour empêcher la hausse des prix et fidéliser les consommateurs sensibles aux prix. La fiscalité étant un outil qui permet de réduire la consommation d'autres produits nocifs (tels que l'alcool et le sucre) source de maladies non transmissibles (MNT), la mise en évidence des stratégies utilisées par l’industrie du tabac pour en atténuer l’effet peut également alimenter l'élaboration de politiques dans d'autres domaines liés à la santé.
L'analyse a révélé que cette industrie emploie six grandes stratégies de tarification pour saper les augmentations de taxes, tant dans les pays à revenu élevé (PRE) que dans les PRFI :
le « transfert » différentiel des taxes entre les marques/produits qui peut prendre plusieurs formes
· « overshifting » (suraugmentation) - hausse du prix qui dépasse l'augmentation de la taxe, notamment sur les produits haut de gamme, en vue d'accroître les bénéfices dans ce contexte. Ce phénomène est surtout observé dans les PRE comme une stratégie visant à maximiser les profits.
· « undershifting » (sous-augmentation) - absorption de l'augmentation de la taxe pour retarder/empêcher une hausse du prix. Pratiqué essentiellement dans les PRFI comme stratégie pour maximiser la demande des produits.
Lancement de nouvelles marques/versions/produits sur le marché pour encourager les fumeurs à changer de produit au lieu d'arrêter de fumer.
Promotions ciblées ou facturation de prix différents à des clients différents pour les mêmes produits. Les réserves amérindiennes aux États-Unis et au Canada, par exemple, sont des juridictions à fiscalité réduite, elles disposent donc de cigarettes moins chères.
Lissage des prix, par lequel l'entreprise augmente les prix de manière progressive et régulière après une augmentation de la taxe afin d'éviter une flambée des prix qui pourrait décourager le tabagisme.
Réduflation (shrinkflation en anglais) : les entreprises peuvent réduire, ou « rétrécir », le nombre de cigarettes dans un paquet, ou le poids de tabac par paquet pour masquer la hausse des prix. Par exemple vendre un paquet de 19 cigarettes au même prix qu'un paquet de 20 auparavant.
Modification des caractéristiques du produit (longueur, poids, type) ou de sa classification pour entrer dans une catégorie de taxe inférieure.
Les conclusions de l’analyse internationale sont étayées par une autre étude universitaire qui s’est penchée sur les stratégies tarifaires de l'industrie en réponse aux augmentations des taxes sur le tabac en Colombie, en vue de déterminer si elles diffèrent selon les catégories/segments de prix (cigarettes premium, bon marché ou à bas prix, différenciées selon leur prix) ou leur conditionnement (paquets ou cigarettes à l’unité). Il s'agit de la première étude universitaire de ce type réalisée en Amérique latine, et c’est la première au monde à inclure le marché des cigarettes à l’unité.
Les résultats ont montré que l’industrie du tabac a employé en Colombie des stratégies de prix ciblées à la suite de certaines hausses importantes des taxes sur le tabac dans le pays entre 2017 et 2020 : transfert différentiel des taxes et lancement de nouvelles marques ou de nouvelles versions. Le secteur a « suraugmenté » les taxes lorsque les hausses étaient plus faibles et prévisibles, mais a davantage eu recours à la sous-augmentation lorsque ces dernières étaient plus importantes. Les prix des cigarettes à l’unité ont toutefois augmenté davantage que la hausse de la taxe, phénomène qui s’est accompagné d’une augmentation de leur consommation (au détriment des ventes en paquets). Ces résultats ont montré à quel point il était important d’une part, de comprendre les stratégies employées par l'industrie pour fixer les prix des paquets et des cigarettes à l’unité en vue d’affaiblir la taxation, et d’autre part, la nécessité d'augmenter davantage les droits d'accises.
Ces études montrent que les gouvernements et les décideurs, en particulier dans les PRFI, devraient tenir compte de ces stratégies dans l’élaboration de politiques efficaces de lutte contre le tabagisme. Dans de nombreux pays, les taxes sur le tabac restent encore plus basses que d’autres impôts sur des produits de consommation. Il conviendrait donc de les augmenter de manière significative en les indexant sur la croissance économique et l'inflation, et en s'appuyant davantage sur les droits d'accises spécifiques. Certaines politiques visant à contrer ces tactiques tarifaires devraient également être élaborées et mises en œuvre, comme par exemple le plafonnement des prix, l'interdiction des remises promotionnelles et la limitation des marques à une seule version. Comme l'a montré l'exemple de la Colombie, où face à des prix plus élevés, les fumeurs ont délaissé les paquets de cigarettes au profit des cigarettes à l'unité, ce type de vente doit également être surveillée de près, car la possibilité de vendre des cigarettes à l’unité entrave toute politique de lutte antitabac. Grâce à la mise en place de ces mesures et initiatives, nous avons bon espoir d'accroître radicalement l'efficacité des politiques de taxation du tabac, de réduire les décès prématurés et les maladies non transmissibles tout en augmentant les recettes publiques.
Zaineb Sheikh est docteure en médecine, spécialisée en médecine communautaire, et titulaire d'un Master en santé publique de la London School of Hygiene and Tropical Medicine. Elle est actuellement doctorante au département de la santé de l'université de Bath et membre du groupe de recherche sur la lutte antitabac. Ses recherches portent sur l'examen des stratégies de l'industrie du tabac en matière de fixation des prix, de rentabilité et d'influence sur la politique de taxation du tabac dans les pays à revenu faible et intermédiaire, ainsi que sur la collecte de nouvelles données concernant le comportement de l'industrie du tabac en vue de contribuer à une mise en œuvre efficace de la politique fiscale.