Droits des consommateurs et ingérence de l’industrie : le cas de l’industrie des sodas en Colombie
12 juin 2018
12 juin 2018
En Amérique latine, le travail des organisations de la société civile (OSC) spécialisées dans les MNT devient chaque jour plus opportun et pertinent. Aujourd'hui, les OSC sont très bien préparées pour remplir leurs engagements et mener des actions percutantes de prévention et maîtrise des maladies non transmissibles (MNT), qui constituent la première cause de mortalité dans le monde. Il est toutefois alarmant de voir ce qui se produit lorsque des campagnes de santé publique menées par la société civile touchent certains intérêts commerciaux.
La forte opposition de l’industrie a réussi à annuler ou bloquer des propositions de taxe soda dans de nombreux pays. Le cas de l’OSC colombienne Educar Consumidores (Éduquer les consommateurs) reflète très clairement cette pratique habituelle d’ingérence à haut niveau de l’industrie, au détriment des droits des consommateurs.
Educar Consumidores est officiellement devenue une organisation en 2011. Parmi ses principaux objectifs figurent la recherche pour l’action, la mobilisation sociale, l’éducation à la santé, la communication et le plaidoyer politique de haut niveau. En décembre 2015, l’organisation était structurée en différentes équipes afin d’entamer des processus de recherche sur le thème de la nutrition dans le pays.
Au cours de ses recherches, Educar Consumidores a réuni des informations sur les effets nocifs des boissons sucrées sur la santé et jeté les bases d’une argumentation qui justifiait la nécessité d’instaurer une taxe santé de 20 % sur les boissons sucrées, pour laquelle une campagne d’impact public et de communication avait été conçue.
En Colombie, les sodas sont souvent moins chers que l’eau en bouteille et la bataille pour une taxe santé a été livrée sur un marché clé pour l’industrie des boissons sucrées.
Educar Consumidores a été en mesure de lancer sa campagne d’information sur les réseaux sociaux et dans certains grands médias. Parmi les médias dans lesquels la diffusion était payante, certains ont émis un véto : les deux grandes chaînes de télévision dont les audiences sont les plus fortes (RCN et Caracol) n’ont pas accepté de diffuser le spot télévisé qui avait été tourné. L’organisation a « frappé à d’autres portes » et réussi à diffuser le spot sur 12 chaînes du câble.
Une semaine après la diffusion, Postobón, premier producteur de boissons sucrées de Colombie, a intenté un procès contre le spot auprès du secrétariat d’État chargé de l’Industrie et du Commerce, en alléguant qu’il contenait de la publicité mensongère. Une procédure judiciaire de plus de deux ans a commencé, et Educar Consumidores a dû faire face aux grandes puissances économiques affectées par leur campagne pour la santé.
Diana Vivas, avocate de Educar Consumidores, résume les premiers résultats de cette procédure : « Le secrétariat d’État chargé de l’Industrie et du Commerce a pris une décision très rapidement, en déclarant que pour empêcher que les consommateurs ne reçoivent des informations fausses, on nous avait ordonné d’interrompre la diffusion du spot et interdit de parler de tout sujet lié à la consommation de boissons sucrées, sur tous les médias ou les réseaux sociaux. Nous avons donc dû supprimer de notre site Internet et des réseaux sociaux sur lesquels nous étions présents toutes les informations que nous avions au sujet des boissons sucrées, parce que sans cela, nous courrions le risque de payer une amende extrêmement élevée. »
Face à cette attaque contre la liberté d’expression et le droit des consommateurs à connaître les effets des produits qu’ils consomment sur la santé, Educar Consumidores et l’Alliance pour la santé nutritionnelle (Alianza por la Salud Alimentaria) ont déposé des recours en protection demandant la préservation de leurs droits fondamentaux.
Toute l’équipe d’Educar Consumidores a repris la question des taxes sur les boissons sucrées et a subi des menaces de la part de l’industrie. Le secteur commercial s’est regroupé pour influencer le Congrès et les médias et éviter un débat sur les taxes santé, avec le soutien de leaders d’opinion et de fondations sociales.
Les recours en protection ont été jugés recevables en deuxième instance par la Cour suprême, et l’affaire a été portée devant la Cour constitutionnelle. En novembre 2017, la Cour constitutionnelle a statué en faveur des consommateurs en déclarant que le droit à l’information avait été effectivement violé et a cassé l’arrêt qui avait permis la censure. Elle a également établi un distinguo entre ce qui constitue une publicité et ce qui relève de l’information de santé publique, et a ainsi rendu une décision historique, non seulement pour la Colombie, mais aussi pour toute la région.
En avril dernier, l’Université de Columbia a pour la première fois décerné le Prix de la liberté d’expression à la Cour constitutionnelle de Colombie pour avoir rendu un arrêt protégeant les droits des consommateurs. Toutefois, la raison profonde et le chemin vers cet arrêt historique ont été des processus long et préoccupants.
Pendant les plus de deux ans qu’a duré la procédure judiciaire, l’équipe d’Educar Consumidores a dû faire face, outre les poursuites juridiques, à toutes sortes d’intimidations informelles : menaces téléphoniques, persécutions en pleine rue, mise sur écoute du matériel et des téléphones et bien plus encore. Sans compter que le secteur concerné a attaqué la directrice d’Educar Consumidores, Esperanza Cerón Villaquirán, pour avoir fait référence à un feuilleton télévisé appelé « Azúcar » (sucre), produit dans les années 80 par le réseau de télévision RCN. La référence contenait une image de la série, accompagnée de la phrase : « Mieux vaut regarder du sucre que d’en avoir trop. » Pour cette image, un nouveau recours a été intenté – contre la directrice de l’organisation – cette fois-ci sur le terrain des droits d’auteur.
En raison du manque de volonté politique et de ressources, il n’a été jamais prouvé que l’intimidation venait du secteur concerné par la campagne pour la taxation des boissons sucrées.
Jaime Arcilla, militant colombien de l’organisation Corporate responsability et défenseur de la Convention-cadre pour la lutte antitabac (CCLAT), qui connaît ces pratiques à la limite de la légalité et qui en a souffert, exhorte les OSC à dénoncer de telles situations. Cependant, il reconnaît également que cela peut impliquer de lourdes représailles de la part de l’industrie. Arcilla juge essentiel que le précédent de la CCLAT, qui limite les interactions politiques avec l’industrie du tabac et établit les précautions nécessaires afin de contrecarrer les intérêts de l’industrie, soit reproduite dans d’autres contextes tels que le secteur des boissons sucrées.
Dans l’ensemble, la communauté de la santé, notamment l’OMS et ses meilleurs choix (Best Buys), comprend qu’une manière optimale de générer des ressources pour les MNT consiste à appliquer des taxes santé – c'est-à-dire, taxer les produits dont il est prouvé qu’ils impliquent une lourde charge financière pour les systèmes nationaux de santé. Mais Arcilla va plus loin et suggère que les États doivent se charger de recouvrer les coûts de santé induits par les actions irresponsables de ces sociétés.
Pour la société civile, il est clairement nécessaire d’appeler à dénoncer les actions irresponsables de l’industrie contre la santé. Mais Jaime Arcilla comme Esperanza Cerón constatent que surmonter les peurs suscitées par ces pressions est souvent l’objectif d’une bonne partie de leurs campagnes de santé publique. « La peur est bonne parce que c’est un sentiment humain, mais la peur qui vous tétanise, c’est la peur que vous devez combattre », dit Arcilla. « Je crois que la chose la plus révolutionnaire à faire dans la vie c’est de surmonter sa peur, parce que si je reste tétanisée, si nous sommes tous tétanisés, ils vont gagner. Ils veulent continuer de faire du monde cette horrible chose qu’est en train de devenir la planète », poursuit Esperanza.
Pendant des décennies, les industries transnationales ont pris pour cible les enfants et les communautés les plus vulnérables. Les OSC spécialisées dans les MNT savent donc qu’en plus des taxes, il est essentiel de commencer à prendre des mesures concernant la réglementation de la publicité, de la promotion et du parrainage de tous les produits qui touchent, par exemple, à l’obésité infantile.
Selon le Rapport mondial 2017 sur la nutrition, l’augmentation inexorable du nombre d’adultes et d’enfants en surpoids et obèses se poursuit et par conséquent la probabilité d’atteindre les objectifs internationaux pour faire cesser l’augmentation de l’obésité et du diabète à l’horizon 2025 est inférieure à 1 %.
Le professeur Majid Ezzati, de la faculté de Santé publique de l’Imperial College London, souligne: « Au cours des quatre dernières décennies, nous avons assisté à une explosion mondiale des taux d’obésité chez les enfants et les adolescents. » Il affirme en outre que ces tendances troublantes sont le fruit de politiques alimentaires et de marketing pratiquées dans le monde entier, qui ont rendu les aliments sains et nutritifs trop chers pour les communautés et les familles défavorisées. Si la tendance actuelle se poursuit, c’est toute une génération d’enfants et d’adolescents qui va grandir avec la charge de l’obésité et qui aura un risque plus élevé de souffrir de maladies telles que le diabète.
Lorsque les intérêts commerciaux priment sur les intérêts collectifs, il est nécessaire d’exiger des mesures de transparence et de reddition de comptes autour des ingérences des industries dans le processus décisionnel. Diana Rivera, directrice de l’organisation Ellen Riegner de Casas, le dit tout net : « Aujourd’hui nous voyons des gouvernements qui sont financés par des industries à risque, des industries qui financent des processus de politiques publiques. Il nous faut de la transparence pour voir quelle est la participation de ces intérêts commerciaux au niveau des ministères et des législateurs, afin d’identifier ceux qui financent leurs campagnes et donc de savoir réellement comment les décisions sont prises. »
En septembre de cette année, avec la troisième Réunion de haut niveau des Nations Unies sur les MNT, nous voyons apparaître pour les pays une nouvelle opportunité de transformer leurs engagements en mesures efficaces de contrôle et de maîtrise des MNT. Dans la perspective de cette réunion, il existe un consensus général des OSC sur les priorités : il est nécessaire de mettre en place des taxes contre les produits nocifs pour la santé, ainsi que des réglementations qui protègent les consommateurs les plus vulnérables tels que les enfants. Il est essentiel de demander des comptes aux principales industries responsables de l’épidémie de MNT. Et il est essentiel de mettre les personnes au cœur de la question (tant pour l’accès que la couverture) afin d’éviter la ruine économique pour les ménages induite par les MNT, dont les intérêts commerciaux d’une industrie impunie sont les principaux responsables.
Analía Lorenzo est diplômée en Sciences de la communication de l’Université nationale de Córdoba, en Argentine, et photojournaliste depuis plus de 20 ans. Elle vit actuellement à Mexico, où elle s’est spécialisée dans la santé, les questions de genre et les droits humains. De par sa profession de journaliste et son travail auprès d’ONG, elle a pu couvrir des crises humanitaires (essentiellement en Amérique latine, même si elle a également étudié certains contextes africains) et concevoir des stratégies de communication à partir d’une analyse internationale.