Maisha Hutton, directrice générale de la Healthy Caribbean Coalition (HCC)

Tactiques de l’industrie pour contourner la réglementation dans les Caraïbes : un entretien avec Maisha Hutton

29 juin 2022

Dans un entretien accordé à l’Alliance sur les MNT, Maisha Hutton, directrice générale de la Healthy Caribbean Coalition (HCC), réagit à une nouvelle étude qui met en évidence six stratégies clés utilisées par les entreprises de la malbouffe et les industries de l’alcool et du tabac pour contourner la réglementation.

D’après vous, à la lumière de votre expérience dans les Caraïbes, les trois industries du tabac, de l’alcool et des boissons sucrées (BS) emploient-elles les mêmes types de stratégies pour essayer de contourner la réglementation ?

Oui, ces trois industries ont tendance à recourir aux mêmes types de stratégies pour contourner la réglementation. Cependant, je serais d’accord avec l’article de recherche selon lequel (les industries qui fabriquent] des produits alimentaires ultra-transformés (AUT), des BS et de l’alcool ont davantage accès aux espaces d’élaboration des politiques et sont plus susceptibles de nouer des relations avec le secteur public qui posent problème au regard des conflits d’intérêts. Les tactiques sont cependant généralement les mêmes – transmises des géants transnationaux mondiaux aux acteurs régionaux et nationaux de l’industrie. Les mêmes stratégies sont déployées pour affaiblir, retarder et mettre en échec la politique de santé publique.

Dans les petits pays en développement tels que ceux des Caraïbes, les règles concernant les liens avec ces acteurs peuvent être difficiles à définir, et les frontières floues. Identifier, prévenir et gérer les conflits d’intérêts pose des défis importants dans notre contexte où, par exemple, les petits marchés demandent à la même entreprise de fabriquer à la fois des lignes de produits bons et mauvais pour la santé. Et pour compliquer encore les choses, cette poignée d’entreprises sont des moteurs économiques majeurs pour ces économies déjà vulnérables, les déséquilibres de pouvoir en faveur de l’industrie sont donc aggravés, les relations professionnelles et politiques se confondent, et les puissants acteurs de l’industrie sont souvent étroitement liés aux décideurs politiques aux plus hauts niveaux.

Dans les Caraïbes, le secteur privé a formé une association faîtière qui a acquis une reconnaissance au plus haut niveau d’élaboration des politiques de la région, créant ainsi une situation où la voix de l’industrie pèse de manière significative dans les décisions de santé publique, dans un contexte où on ne pointe pas suffisamment du doigt les conflits d’intérêts. L’impact de cette situation est actuellement évident dans la politique de santé publique relative aux acides gras trans et à l’affichage des mises en garde sur le devant de l’emballage, où les tactiques visant à affaiblir, retarder et mettre en échec ces politiques sont manifestes.

L’association du secteur privé susmentionnée, dans ses efforts pour contrecarrer l’adoption régionale d’une norme d’étiquetage obligeant à indiquer « teneur élevée en » sur les mises en garde, a contesté les données scientifiques figurant sur les étiquettes et cherché à créer ses propres données scientifiques, dont les conclusions vont évidemment en faveur de l’industrie. Dans le cadre des processus consultatifs régionaux visant à parvenir à un consensus sur une norme régionale d’étiquetage, certains représentants du secteur privé ont également remis en cause le rôle et le pouvoir normatif d’organismes régionaux de santé publique tels que l’OPS (Organisation panaméricaine de la Santé) et l’Agence CARPHA (Agence caribéenne de santé publique).

Après la pandémie de COVID-19, pensez-vous que les industries sont mieux ou moins bien placées pour contourner la réglementation?

À certains égards, les industries qui nuisent à la santé sont mieux placées pour contourner la réglementation, mais à d’autres non.

Le secteur privé est largement perçu comme ayant fait du « bien » pendant la pandémie dans notre région, où le COVID a créé des besoins que le secteur public n’était pas, ou n’est pas toujours en mesure de satisfaire. En raison du manque de marge de manœuvre fiscale, provoqué et aggravé par le COVID, les gouvernements se sont souvent appuyés sur le secteur privé. Le secteur privé est intervenu, remédiant aux manques et, dans le même temps, sautant sur l’occasion de renforcer la visibilité et la fidélité de ses marques.

Le secteur des aliments ultra-transformés a maximisé les opportunités de faire des dons en produits, fournitures et espèces pendant la pandémie de COVID – là encore en faisant généralement figurer ses marques. Comme je l’ai indiqué, certains acteurs du secteur privé ont également très efficacement sapé l’introduction potentielle d’étiquettes d’avertissement régionales fortes sur le devant des emballages. L’un des arguments avancés était que l’introduction de ces étiquettes compromettrait considérablement la capacité du secteur privé à contribuer à la relance économique dans la région.

Nous en avons vu des exemples particulièrement dans la filière des boissons alcoolisées, notamment récemment, lorsque le ministère jamaïcain de la Santé et du Bien-être a annoncé qu’il n’accepterait plus les dons du secteur de l’alcool, ce qui a provoqué un tollé chez une partie de l’opinion publique, car le ministère avait récemment accepté des dons pour ouvrir un service COVID dans un hôpital local. Certains ont également souligné à juste titre que le secteur public n’avait pas les fonds et que ces entreprises répondaient à un besoin. Et de façon indirecte, encourager les industries neutres ou favorables à la santé pour qu’elles interviennent et assument ce rôle est un domaine dans lequel il faut redoubler d’efforts.

L’impact économique négatif majeur de l’épidémie de COVID a renforcé la mainmise de l’industrie, aggravant encore les déséquilibres de pouvoir entre l’industrie et la santé publique. Nous l’avons vu récemment après que la Barbade a annoncé son intention de doubler sa taxe sur les BS en la faisant passer à 20% et que les leaders régionaux de l’industrie des boissons sont sortis dans la rue, aux côtés des fabricants locaux pour tenter d’influencer le gouvernement afin qu’il retarde la mise en œuvre de cette mesure. Inutile de dire que la tentative a échoué, mais elle a illustré le pouvoir de l’industrie et jusqu’où elle est prête à aller.

L’exemple de la Barbade souligne également comment le COVID a potentiellement affaibli la capacité des industries de denrées mauvaises pour la santé à se soustraire à la réglementation. À bien des égards, la pandémie a renforcé la détermination des gouvernements à lutter contre les MNT. La vulnérabilité accrue face au COVID des personnes vivant avec l’obésité ou des MNT a considérablement accru la sensibilisation du public et augmenté les possibilités des organisations de la société civile (OSC) d’amplifier leur plaidoyer en faveur des politiques de prévention et de maîtrise des MNT.

En prenant la question dans l’autre sens : les gouvernements post-COVID-19 seront-ils mieux équipés pour réglementer les industries ?

Dans l’ensemble, oui. Dans notre région, les gouvernements sont mieux équipés pour réglementer l’industrie qu’ils ne l’étaient avant la pandémie. Ils sont mieux informés de la nécessité d’une réglementation en raison de l’importance accrue accordée aux MNT lors de la pandémie. La HCC et les OSC de la région ont exploité au maximum l’opportunité créée par la pandémie pour promouvoir des politiques de lutte contre les MNT telles que des taxes sur les boissons sucrées, l’étiquetage nutritionnel sur le devant des emballages et la réglementation de la vente et du marketing des aliments ultra-transformés dans les écoles.

À la Barbade, la Fondation des maladies du cœur et de l’AVC de la Barbade et la Coalition de la Barbade pour la prévention de l’obésité infantile ont plaidé efficacement en faveur de politiques alimentaires saines, y compris une augmentation du taux d’imposition des BS. Les campagnes nationales polyvalentes ont efficacement utilisé la pandémie pour mettre en évidence la crise de l’obésité et des MNT et la nécessité de politiques, ce qui a permis à l’opinion publique de comprendre et lui a donné envie de s’engager.

Ainsi, bien que j’aie fourni un exemple il y a un instant sur les étiquettes d’avertissement sur le devant des emballages pour lesquelles le COVID a peut-être compliqué la tâche des gouvernements souhaitant préconiser une politique alimentaire saine et réglementer l’industrie des aliments mauvais pour la santé, le gouvernement de la Barbade s’est tout récemment inspiré en partie de l’expérience du COVID (sensibilisation accrue et reconnaissance de la crise des MNT à laquelle la Barbade est confrontée et du risque immense qu’elle fait peser sur le capital humain et le développement aujourd’hui et à l’avenir) et a fait avancer les choses. avec la taxation des BS.

Une étape importante dans la réglementation de ces industries consiste à mettre au point des mécanismes pour s’assurer que la prise de décisions politiques n’est pas entravée par des conflits d’intérêts et l’ingérence qui en résulte. Il y a une prise de conscience politique accrue autour des facteurs et des acteurs qui sapent une politique alimentaire saine et forte, y compris les conflits d’intérêts et l’ingérence de l’industrie. La HCC et ses partenaires se sont fortement investis dans le travail sur la gestion des conflits d’intérêts ciblant les décideurs, y compris en partageant des données sur les cas d’ingérence de l’industrie dans la région.

La Jamaïque constitue un autre exemple où les efforts de la société civile ont non seulement accru la sensibilisation de l’opinion publique par le biais de campagnes nationales, mais ont également renforcé la responsabilité du secteur public. À son crédit, la Fondation jamaïcaine du cœur a très habilement utilisé les médias pour mettre en lumière les incohérences et les ingérences éventuelles dans les processus de délibération sur les normes locales d’étiquetage des aliments. Elle a exploité la pandémie pour plaider en faveur d’une action politique urgente et transparente, notamment sur la politique pour une bonne alimentation (les mises en garde), offrant ainsi un soutien majeur au ministère de la Santé et du Bien-être.

L’étude indique que « à l’exception du tabac, la communauté de la santé publique reste en désaccord avec les conditions éthiques de participation des industries des produits mauvais pour la santé. Ceci est préoccupant à plusieurs égards. Le changement de politique peut être facilité par la cohésion et les divisions limitent les mouvements de santé publique. Il est par conséquent urgent que la communauté de la santé publique parvienne à un consensus sur la façon de limiter l’autonomie des entreprises dans les secteurs nocifs pour la santé. » Êtes-vous d’accord avec cette affirmation et pensez-vous que la communauté de la santé publique est consciente de la nécessité de parvenir à un consensus et qu’elle s’efforce de le faire ?

Je suis tout à fait d’accord avec cette déclaration. L’absence de consensus, et donc le manque de directives sur les relations avec les industries de l’alcool et des AUT/BS ont provoqué des faiblesses qui ont été et continueront d’être exploitées par ces industries.

La CCLAT (Convention-cadre de l’OMS pour la lutte antitabac) a été très efficace pour définir les règles concernant les liens avec l’industrie du tabac et l’impact de cette orientation mondiale forte est clair. En revanche, dans le domaine des AUT et de l’alcool, les acteurs de l’industrie ont exploité cette lacune à leur avantage. En toute sincérité, il s’agit là toutefois d’un domaine extrêmement complexe et une solution unique ne fonctionnera pas. Certaines des limites qui peuvent être fixées pour l’alcool, par exemple, ne sont tout bonnement pas applicables dans d’autres contextes aux Caraïbes, où de nombreuses entreprises fabriquent, distribuent et vendent de façon hétérogène des boissons alcoolisées et non alcoolisées, voire des gammes de produits bons pour la santé.

Les relations personnelles et professionnelles, les ressources financières limitées et la faiblesse des politiques en matière de conflits d’intérêts et de la réglementation de l’industrie sont un terrain fertile pour les entreprises qui cherchent à promouvoir leurs produits et à construire leurs marques. Il existe de véritables problèmes culturels et des réalités économiques qui font qu’il est difficile de mettre en évidence les intérêts particuliers et les tactiques négatives de ces industries aux yeux du public – en particulier au vu des circonstances créées par la pandémie de COVID où le public considère ces entreprises comme des sauveurs répondant à leurs besoins essentiels alors que les gouvernements sont incapables de jouer ce rôle. Même si nous éliminons certains de ces défis uniques observés dans les petites collectivités, il s’agit d’un domaine très complexe.

Il y a cependant quelques évolutions récentes qui indiquent une plus grande sensibilisation et un plus grand investissement dans la lutte sérieuse contre les déterminants commerciaux de la santé (CDOH), y compris un consensus sur la façon de protéger l’élaboration des politiques de ces acteurs. L’OMS a récemment lancé un volet de travail sur les CDOH ; avant cela, l’OPS avait lancé une boîte à outils à l’intention des États membres sur la prévention et la gestion des conflits d’intérêts dans les programmes nationaux de nutrition ; et des organisations comme l’Alliance sur les MNT surveillent les ingérences de l’industrie.

Dans les Caraïbes, la HCC travaille depuis un certain temps en étroite collaboration avec l’OPS et, très récemment, elle a obtenu le soutien de l’Incubateur mondial de plaidoyer pour la santé (Global Health Advocacy Incubator) afin de développer des ressources pour les OSC et le secteur public en vue de contribuer à identifier, prévenir, atténuer et gérer les conflits d’intérêts dans l’élaboration des politiques sur les MNT. Nous avons mis au point des outils et organisé des séances de formation à l’intention des OSC et du secteur public qui abordent la gestion des conflits d’intérêts dans la prise de décisions en matière de santé publique en tant qu’élément essentiel de la bonne gouvernance.

La HCC surveille également les cas d’ingérence de l’industrie et de commercialisation de produits mauvais pour la santé auprès des enfants depuis 2018, et ces données servent à alimenter notre plaidoyer. Malgré tout, notre impact continuera néanmoins à être limité tant que les acteurs de l’industrie des denrées mauvaises pour la santé pourront exploiter les divisions de la communauté de santé publique, où les messages contradictoires abondent à la fois localement et aux plus hauts niveaux de l’adoption de normes de santé publique mondiales.