Existe-t-il un point de rencontre exploitable entre les intérêts de l’industrie alimentaire et de la santé publique concernant la santé ?
5 décembre 2017
5 décembre 2017
Partant du principe que l’industrie alimentaire englobe un large éventail de produits alimentaires, si nous limitons le débat aux entreprises impliquées dans la promotion d’aliments à haute teneur calorique et faible valeur nutritionnelle, y a-t-il toujours un conflit insoluble entre les intérêts d’une industrie dont la mission principale est de réaliser des profits et ceux d’une communauté dont l’impératif premier consiste à protéger la santé publique ? Ou existe-t-il un point de rencontre qui permette de faire avancer les intérêts des deux parties sans compromettre de façon significative les intérêts de l’une ou de l’autre ? Ce qui donnerait lieu à des changements positifs tels que la reformulation de produits et la commercialisation de produits alimentaires plus sains. Rechercher ce point de rencontre ne signifie pas que l’industrie et le secteur de la santé publique devraient travailler ensemble, dans le cadre de collaborations ou partenariats conclus, ou de politiques définies, mais cherche plutôt à voir de quelle façon des objectifs communs peuvent être mis à profit et développés davantage pour faire avancer les intérêts des deux parties.
Il est important de réfléchir à la façon d’empêcher l’industrie d’exploiter des pratiques socialement responsables dans des circonstances où, en réalité, il s’agit de gestes purement formels, destinés à obtenir des avantages concurrentiels en termes d’image à travers des activités ayant des bénéfices douteux pour la santé publique.
Toutefois, une question demeure : des intérêts communs entre les communautés de santé publique et l’industrie alimentaire pourraient-ils être mis à profit au-delà du cadre d’élaboration de politiques, dans l’optique de susciter des changements positifs dans le comportement des entreprises ?
Un domaine où les intérêts pourraient confluer est lié aux pratiques qui améliorent la réputation de l’entreprise. L’adoption par l’industrie de pratiques de responsabilité sociale d’entreprise (RSE), telles que celles qui protègent et font avancer la santé publique, présente également des avantages incontestables pour l’image de marque de ces entreprises. Ce point de rencontre pourrait, potentiellement, porter des fruits dans deux contextes spécifiques : l’application pratique des principes des affaires et des droits de l’homme aux pratiques de l’industrie alimentaire, d’une part, et les techniques de Nudging, d’autre part. Toutefois, il est important de réfléchir à la façon d’empêcher l’industrie d’exploiter des pratiques socialement responsables dans des circonstances où, en réalité, il s’agit de gestes purement formels, destinés à obtenir des avantages concurrentiels en termes d’image à travers des activités ayant des bénéfices douteux pour la santé publique.
Étant donné la tendance de plus en plus marquée à considérer que les entreprises sont responsables des droits de l’homme, un engagement entre des représentants des entreprises et de la santé publique pourrait-il être capitalisé en vue de promouvoir l’avancée du droit à la santé ?
Des évaluations publiées récemment telles que le Corporate Human Rights Benchmark (CHRB) dont les résultats ont paru en mars 2017 [1] offrent aux entreprises des avantages en matière de promotion et d’image de marque qui les encouragent à mettre en œuvre des pratiques opérationnelles conformes à des principes tels que ceux figurant dans les Principes directeurs relatifs aux entreprises et aux droits de l’homme, les principes Ruggie, approuvés par le Conseil des droits de l’homme des Nations Unies en juin 2011.
Toutefois, si on examine des outils tels que le CHRB, on s’aperçoit que l’axe méthodologique suivi consiste à étudier la conformité aux droits de l’homme attestée par une entreprise dans ses activités amont, par exemple, le niveau de protection des droits des travailleurs au cours des processus de fabrication, plutôt que les comportements en aval, tels que les effets de la consommation des produits par les consommateurs finaux. Comme l’a indiqué un expert à l’académie au cours d’un débat sur la responsabilité sociale des entreprises et le CHRB, il est nécessaire que le concept « entreprises et droits de l’homme », et les indicateurs et évaluations qui en découlent, soient étendus au-delà des processus opérationnels afin d’intégrer d’autres concepts tels que l’impact ultime de la consommation de produits sur le droit à la santé de ses consommateurs.
Si on applique ce raisonnement à l’industrie alimentaire, en étendant les outils d’évaluation portant sur les droits de l’homme et l’entreprise pour qu’ils dépassent le simple cadre des pratiques liées à la production et intègrent l’aspect lié aux pratiques de consommation, on pourrait potentiellement provoquer des changements de stratégie dans l’industrie alimentaire, tels que des reformulations de produits et des variations de commercialisation afin de prioriser la production et la promotion de produits plus sains. Ceci pourrait constituer une fantastique opportunité d’engagement pour les défenseurs de la santé publique quant à savoir comment ces formes de pratiques respectueuses des droits de l’homme pourraient effectivement être mesurées et évaluées.
Des mécanismes visant à s’assurer que les acteurs de l’industrie ne s’engagent pas dans des pratiques socialement responsables de pure forme, et ne saisissent pas l’occasion d’en faire un simple outil de marketing/relations publiques, doivent également être mis en place. Les acteurs de la santé publique doivent également jouer un rôle important, et se faire entendre afin que l’industrie soit tenue responsable de ses activités prétendument respectueuses des droits de l’homme.
Ce domaine offre un forum intéressant aux acteurs de la santé publique pour défendre une intégration accrue, de la part des entreprises de l’industrie alimentaire qui soutiennent la RSE, de la protection et de la promotion du droit à la santé des consommateurs en tant qu’indicateur du respect des droits de l’homme.
Le concept du Nudging a été adopté par certaines entreprises, et la première édition des International Nudging for Good Awards d’AIM a été lancée en 2016 en vue de récompenser les entreprises qui tentent de faire en sorte qu’il soit simple ou souhaitable pour les consommateurs de changer et d’adopter un comportement « plus sain et/ou plus durable ».[3] L’un des lauréats 2017 du prix Nudging for Good était le produit « En Cas de Caprice » de Savencia, un coup de pouce pour un « plaisir conscient », qui vise à encourager des habitudes alimentaires saines en délimitant clairement des portions de 15 g de fromage, calculées sur la base des programmes nutritionnels nationaux qui recommandent trois produits laitiers par jour. La méthode de calcul de la taille de la portion ne fait apparemment pas référence aux recommandations des programmes nationaux concernant l’apport énergétique ou la teneur en graisse ou en sel. [4]
Si, en termes d’image, les avantages pour l’industrie de l’utilisation de ces techniques de Nudging sont clairs, des questions importantes se posent quant à savoir si les acteurs de la santé publique peuvent ou devraient jouer un rôle pour s’assurer que les « nudges for good » (coups de pouce positifs) protègent effectivement la santé publique. Il existe des obstacles certains qui doivent être traités. Il est essentiel que les acteurs de la santé publique contribuent à déterminer si les Nudges apportent réellement des bénéfices en matière de santé publique. Toutefois, il faut qu’ils s’assurent que leur participation ne soit pas considérée comme une approbation du produit. Et des questions devraient être posées sur la transparence des Nudges. Mettre l’accent sur la publicité et chanter les louanges des bons Nudges peut être biaisé, alors que des techniques de Nudging sont vraisemblablement aussi utilisées par l’industrie, de façon moins transparente, pour promouvoir la consommation de produits mauvais pour la santé.
Il est clair que le cadre idéologique du Nudging est tendu. Les lois et règlementations transparentes promulguées à travers un processus consultatif par des gouvernements démocratiquement élus sont classées comme étant plus paternalistes, alors que les modifications potentiellement cachées des stimuli comportementaux sont classées comme des alternatives libertaires.
En outre, les techniques de Nudging semblent être fondées sur le principe que les individus sont capables d’exercer leur liberté de choix. Mais cette hypothèse n’est pas valable dans tous les contextes. Par exemple, dans des milieux socio-économiques défavorisés, la règlementation classique, comme les subventions par exemple, est souvent nécessaire pour s’assurer que les consommateurs peuvent ne serait-ce qu’avoir accès aux produits sains, ce qui est une condition préalable obligatoire pour s’assurer qu’ils sont alors en mesure d’exercer un libre choix plus sain.
La prudence doit continuer d’être de mise quant au rôle des producteurs d’aliments nocifs pour la santé dans l’élaboration des politiques et lois de santé publique, et concernant les collaborations et/ou partenariats entre l’industrie et les acteurs de la santé publique, en raison des conflits d’intérêt potentiels. Il y a cependant un domaine où les intérêts des acteurs de la santé publique et ceux de l’industrie peuvent se rencontrer : il s’agit de celui de la réputation de l’entreprise.
Il est évident que l’industrie alimentaire a beaucoup à gagner en termes d’image avec la RSE et le bon Nudging. Les acteurs de la santé publique peuvent tirer profit du souhait de l’industrie d’obtenir ces avantages en termes d’image, en encourageant le passage vers la promotion et la production de produits plus sains. Toutefois, il est crucial que les acteurs de la santé publique ne soient pas perçus comme des partenaires dans ce processus, mais plutôt qu’ils maintiennent leur indépendance et qu’ils responsabilisent l’industrie pour s’assurer que tout gain d’image de marque obtenu par une entreprise ne soit pas exploité pour des activités générant des bénéfices minimes sur la santé.
Anita George est conseillère principale en politique juridique du Centre McCabe Droit et Cancer (@McCabe_Centre). Le Centre McCabe est une initiative commune du Conseil Victoria sur le Cancer et de l'Union Internationale Contre le Cancer. Le travail d’Anita est axé sur la relation entre prévention des MNT, commerce et droit des investissements, et gouvernance mondiale, et tout particulièrement sur la prévention de la surcharge pondérale et de l’obésité. Elle est également membre du groupe consultatif sur les politiques du Fonds mondial de recherche contre le cancer. Avant de rejoindre le Centre McCabe, Anita exerçait la profession d’avocat des droits de l’homme, spécialisée en droit des réfugiés et droit de la santé mentale. Elle a obtenu une bourse de la General Sir John Monash Foundation pour passer un Master in Public Affairs (Summa Cum Laude) à Sciences Po Paris en 2014.
[1] Corporate Human Rights Benchmark, méthodologie pilote 2016, disponible (en anglais) ici : https://www.corporatebenchmark.org/sites/default/files/2017-03/CHRB_methodology_singles.pdf. Consulté le 14.08.2017.
[2] Voir par exemple Behavioural Science and Policy Association. What is nudging? (Science du comportement et association politique. Qu’est-ce que le Nudging ?), 16 août 2016. Disponible (en anglais) ici : https://behavioralpolicy.org/what-is-nudging/. Consulté le 14.08.2017.
[3] Prix Brands Nudging for Good 2017 – Lauréats & Finalistes, Nudging for good. Disponible (en anglais) ici : http://www.nudgingforgood.com/brands-nudging-for-good-awards-2017-finalists/ . Consulté le 14.08.2017.
[4] Lauréat, Nudging for Good. Disponible (en anglais) ici : http://www.nudgingforgood.com/2017/03/02/savencia-en-cas-de-caprice/. Consulté le 14.08.2017.